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Matières à penser – Sobriété heureuse

 

Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.

 

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Le 6e Rapport du GIEC (10.000 pages) qui vient d’être adopté à l’unanimité à Interlaken en Suisse mentionne pour la première fois depuis 1990, dans sa version courte à destination des politiques de 195 pays et de leurs grands décideurs économiques, la sobriété comme impératif « si l’humanité ne veut pas définitivement fermer la fenêtre d’opportunité pour sécuriser un futur vivable et soutenable pour tous ».

La sobriété est donc le nouvel horizon, peut-être le seul, de notre modernité et de notre avenir commun.

Le concept vient de loin, de la sagesse grecque. Solon, Cléobule, Thalès, Aristote et plus tard les écoles épicurienne et stoïcienne, ne parlaient pas de sobriété mais de juste mesure, de tempérance et de modération comme de vertus essentielles et proprement humaines. A l’époque personne ne s’inquiétait encore de l’épuisement des ressources de notre planète. Rien de trop, ces trois mots figuraient au fronton du temple de Delphes.

Les moralistes français du XVIIe voyaient en l’homme un animal porté à tous les excès et à tous les orgueils, un animal démesuré en quelque sorte. « Tempérance dans le boire et le manger » note le grand dictionnaire Littré comme première définition de la sobriété, avant de raconter comment le mot est devenu – au sens figuré – synonyme de retenue, de réserve, de discrétion. « La parfaite raison fuit toute extrémité et veut que l’on soit sage avec sobriété » écrit Molière dans Le Misanthrope. Jules Renard, quant à lui, note délicieusement dans son Journal : « C’est le jeûne qui fait le saint et la sobriété l’homme de bon sens ». Nul n’est tenu à la sainteté mais tous sont tenus à la sobriété, comme premier contraire de l’ébriété générale dont l’illimitisme, précédent concept analysé ici, est notre variante moderne.

L’automne dernier, le Président français en appelait à la « sobriété volontaire » pour limiter les effets de la crise énergétique suite à la guerre en Ukraine : celle-ci consistait principalement, dans le propos présidentiel, à demander aux citoyens de baisser la climatisation et le chauffage afin que le pays tout entier fasse des économies d’énergie. Une sobriété restrictive et contrainte qui signe le glas de l’abondance et de l’insouciance, une sobriété de nécessité donc, bien loin d’une sobriété de vertu, mille fois plus prometteuse et plus enthousiasmante. Car c’est bien d’une sobriété de vertu et non de nécessité, ou de la sobriété comme nouvelle vertu privée et publique, dont notre modernité a besoin si elle veut rester capable de penser l’avenir, de le rendre possible même, comme le rappelle le tout récent rapport du GIEC.

Et c’est le grand mérite du livre à l’origine du concept de sobriété heureuse, écrit en 2010 par Pierre Rabhi, fondateur du mouvement Colibris et père de l’agro-écologie. Posséder moins pour être plus ou a minima apprendre à moins posséder, ne plus accumuler, ne prélever que le nécessaire, faire durer ses outils par une nouvelle intelligence de la maintenance industrielle, en finir avec la culture de l’avidité, de l’orgueil, de la prédation et de la rivalité mimétique… tels sont les fondements de la sobriété heureuse. « La vraie puissance est dans la capacité d’une communauté humaine à se contenter de peu et à produire de la joie » note avec force Pierre Rabhi. Ou avec plus d’humour : « Observez le lion dans la nature : a-t-il besoin pour subvenir à ses besoins d’avoir des entrepôts dans la savane ou une banque d’antilopes ? ».

 

En 2010 toujours, le président d’ATD Quart Monde Jean-Baptiste de Foucauld conceptualise l’abondance frugale en revalorisant le temps relationnel et le temps spirituel en complément du temps de production purement matériel, et propose de civiliser le capitalisme en appelant chaque citoyen des pays développés à bien distinguer l’essentiel du superflu.

C’est encore en 2010 que Jean-Marc Jancovici fonde The Shift Project qui se donne pour ambition de libérer l’économie et la croissance de la contrainte carbone. En 2004, l’ingénieur Frédéric Bordage fondait déjà le collectif Green IT, anticipant l’explosion de l’empreinte écologique du numérique qui représente aujourd’hui 4% des émissions de gaz à effet de serre, plus que l’industrie de la mode, soit une empreinte écologique dans le monde qui équivaut à cinq fois celle du parc automobile français.

François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, prévoit pour 2023 une croissance de notre PIB de 0,6% pour une inflation à 5,4%, et rappelle dans un entretien donné au Monde daté du 21 mars, se félicitant que la France puisse échapper à la récession, que « le vrai défi français est de muscler notre capacité productive en réussissant trois transformations, la transformation écologique et énergétique, la transformation numérique et la transformation du travail ». Pas un mot sur la nécessaire sobriété, pas la sobriété de nécessité régulièrement sortie du chapeau des politiques et des décideurs comme solution de dernier recours pour répondre aux crises énergétiques ou climatiques, mais bien cette sobriété de vertu comme levier d’une nouvelle et vitale révolution culturelle, économique et sociale. Et si le vrai défi français, voire mondial, passait par là ?

 

 

 

Une note de synthèse réalisée par Paul-Henri Moinet
Normalien, chroniqueur au Nouvel Economiste, directeur de la rédaction chez Sinocle, média indépendant sur la Chine, il a également été enseignant à Sciences-Po Paris et a occupé des fonctions de direction du planning stratégique au sein de grandes agences de pub telles que Publicis Groupe et Havas Media Group.