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Matières à penser – L’homo fomo

 

Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.

 

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L‘acronyme pour fear of missing out (fomo) a déjà une vingtaine d’années. C’est un étudiant américain de Harvard qui l’utilise pour la première fois pour caractériser la vie frénétique de son campus où il est impensable de rater la moindre fête, l’adresse du dernier club de Boston, la dernière info salace ou le dernier article académique d’une chercheuse en vogue du MIT, sous peine d’être déconsidéré, déclassé, marginalisé.

Dan Herman, fondateur de Think Short, société spécialiste des méthodes marketing qui génèrent des engouements immédiats et des addictions durables, conceptualise aussitôt ce nouveau comportement fomique et le vend à ses clients afin de renforcer la fidélité aux marques et à leurs nouveaux produits. Depuis, le syndrome fomo se porte bien, progressant au rythme de l’expansion exponentielle des réseaux sociaux, nouvelles addictions de la société numérique.

Frances Haugen, ex-ingénieur de Facebook, a révélé que l’entreprise de Zuckerberg favorisait sciemment les contenus qui polarisent, divisent ou incitent à la haine parce qu’ils produisent plus d’intérêt et d’engagement. Elle estime même qu‘Instagram est comptable des intentions suicidaires de 10% des jeunes Américaines. 

A l’origine le fomo n’est que la consultation compulsive des portables, « l’inquiétude lancinante de passer à côté de quelque chose » selon les mots de Daniel Cohen dans La taylorisation de l’affect, chapitre éclairant sur le sujet dans son dernier livre Une brève histoire de l’économie. Ce comportement compulsif déborde désormais largement son premier objet technologique. Il est devenu le symptôme d’un dérèglement cognitif qui incarne l’un des grands maux de notre époque. C’est l’angoisse de rater quelque chose qui l’emporte sur l’objet du ratage : le sujet, voulant tout attraper, ne prend plus le temps de mesurer la valeur ce qu’il peut rater. Tout ce qui sort ou est posté est, à ses yeux, crédité d’une équivalente valeur, et la valeur extrinsèque l’emportant sur la valeur intrinsèque, une information, une promotion, une exclusivité commerciale, une fête, une avant-première de spectacle, un verbatim drôle ou blessant, une révélation intime ou scandaleuse, se doivent d’être aussitôt appropriés. Biens dérisoires dont le sujet ne jouit pas forcément, si ce n’est par la connaissance qu’il en a et la valorisation narcissique qu’il peut tirer de leur diffusion. 

C’est l’extension à l’infini et pathologique du désir mimétique : ne pouvant me permettre de rater ce que les autres auront forcément appris ou repéré, je me dois d’être beaucoup plus vigilant qu’eux pour rester compétitif dans la chasse aux nouveautés. Quitte à rogner sur mon temps de sommeil et ma santé mentale. Restant ainsi vigilant 24 h sur 24, je deviens incapable de veiller à quoi que ce soit car je perds toute capacité d’attention réelle, l’attention réelle étant faite de différenciation et de concentration.

Le Far West avait ses chasseurs de primes, le Deep West numérique a ses chasseurs de nouveautés. Rien ne doit m’échapper se dit le sujet fomique. Car, si la moindre chose m’échappe, je ne suis plus rien, moins que rien même. Je ne choisis plus, je like ; je ne suis plus initiateur mais follower. Le discernement qui permet de hiérarchiser les objets du désir cède la place à une impulsivité permanente, la lente construction de soi est remplacée par la surenchère à la singularisation immédiate qui repose sur l’appropriation et la jouissance de ce qui passe et s’échange en flux continu sur les réseaux.

Persuadé que ce qui vient de sortir a nécessairement une valeur supérieure à ce qui est déjà sorti, l’homo fomo vit dans l’angoisse permanente de sa propre obsolescence et dans la phobie de sa déprogrammation. Sa vie psychique devient une alternance d’euphorie et de prostration, euphorie quand il s’imagine appartenir à l’élite des influenceurs, sentinelle de l’empire de l’infotainment sur lequel le soleil ne se couche jamais, prostration quand il se sent exclu de la circulation des biens qu’il juge si rares alors qu’ils sont pourtant si dérisoires. Toute la vie affective de l’homo fomo est ainsi bouleversée : il ne partage avec ses semblables qu’une série sans fin de micro-expériences qui, parce qu’elles sont déconnectées les unes des autres dans un temps où rien ne sédimente jamais, ne permettent pas de tisser la trame d’une vie personnelle ou de projeter un horizon commun d’humanité.  

Une étude récente de Stanford a calculé ce qu’une déconnexion totale de Facebook d’un petit groupe d’individus pendant un mois permettrait d’économiser par individu en frais de santé et de sécurité sociale consacrés à soigner les épisodes anxieux et dépressifs. Il serait intéressant de faire la projection sur la population de tout un pays.

« Je cherche un homme » disait Diogène le Cynique en arpentant les rues des cités grecques, éclairant en plein jour de sa lanterne le visage des passants. Si l’homo fomo est bien un avatar de notre époque, on peut légitimement espérer qu’il ne soit pas l’avenir de notre espèce. 

 

Références

Frances Haugen / The Facebook Files

Bruno Patino / Submersion 

Michel Desmurget / La fabrique du crétin digital

Théodore Schaarschmidt / L’angoisse de l’occasion manquée

Bernard Stiegler / Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir

Eva Ilouz / La fin de l’amour

Daniel Cohen / Une brève histoire de l’économie

 

 

 

Une note de synthèse réalisée par Paul-Henri Moinet
Normalien, chroniqueur au Nouvel Economiste, directeur de la rédaction chez Sinocle, média indépendant sur la Chine, il a également été enseignant à Sciences-Po Paris et a occupé des fonctions de direction du planning stratégique au sein de grandes agences de pub telles que Publicis Groupe et Havas Media Group.