pictogramme newsletter pictogramme newsletter

[mailpoet_form id="1"]
| Retour aux actualités et inspirations

Matières à penser – Double bind ou la tyrannie de l’injonction paradoxale

 

Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.

 

______

 

 

« Le manager doit faire tout et son contraire, il est coincé entre le marteau et l’enclume » remarque Olivier Ruthardt, DRH de Malakoff Humanis, à l’occasion des dernières Rencontres RH du groupe Le Monde organisées chaque mois avenue Pierre Mendès-France autour de dix personnalités des ressources humaines. Trouver le juste équilibre entre performance et bien-être, autonomie et contrôle, initiative personnelle et finalité collective, encadrement et motivation, engagement et distanciation, éthique et intérêt, bonheur privé et vertu publique, conviction et responsabilité, telle est la gageure du manager.

 

Plus que jamais, avec l’hybridation du travail, sa numérisation et sa dé-linéarisation, le manager est exposé à la tyrannie de l’injonction paradoxale, ont constaté d’une même voix les dix DRH rassemblés le 7 novembre dernier. La fonction est devenue si exigeante et si complexe que, selon une étude récente de l’APEC, presque 60% des cadres français préfèrent ne pas devenir manager car ils estiment ne pas être à la hauteur des soft skills que le poste requiert. Le marteau et l’enclume, c’est exactement la situation de double bind, double contrainte, dont les exemples les plus populaires sont les trois injonctions suivantes si fréquemment entendues au sein des familles comme des entreprises : « Fais un peu preuve d’initiative ! » « Sois plus spontané ! » ou encore « Oublie vite ce que je viens de te dire ! ». Dans les romans de science-fiction, cela donne la situation classique où on programme un robot en lui demandant à la fois de s’auto-détruire à la fin de sa mission et de s’auto-protéger le temps de sa mission : va-t-il exécuter le programme, ce qui est sa vocation de robot, et se détruire, ou va-t-il chercher à se protéger au-delà de sa mission, ce qui prouverait qu’il est capable d’interpréter autrement son programme, contredisant alors sa nature de robot ?

Dans les années 60, l’anthropologue et épistémologue Gregory Bateson, avec l’Ecole de Palo Alto, faisait du double bind l’origine de la schizophrénie, analysée comme mécanisme de défense contre une contradiction à laquelle il est rationnellement impossible d’échapper. Le sujet soumis au double bind s’enferme dans le mutisme ou dans la division de son propre moi pour ne plus avoir à souffrir de la situation bloquée que lui impose l’injonction paradoxale. Un problème classique du bouddhisme zen repris par Bateson se pose en ces termes : le maître dit à son disciple « Si tu dis que ce bâton est réel je te frappe, si tu dis que ce bâton n’est pas réel je te frappe, si tu ne dis rien je te frappe ». Quelle est la seule bonne réponse du disciple ? Arracher le bâton des mains du maître. C’est une méta-réponse, autrement dit une réponse qui dissout les termes de la question en changeant le contexte. Ce que le schizophrène ne réussit pas à faire, le disciple du maître zen y parvient, nous rappelant ainsi qu’il existe, dans la vie comme dans l’entreprise, deux grands types de solutions : celles qui résolvent le problème et celles qui dissolvent le problème. Ronald Laing, le père de l’antipsychiatrie, traduira dans les années 70 la double contrainte par son concept de knot, le nœud, ainsi illustré par le cas clinique d‘un de ses patients : un jeune homme vit douloureusement sous la double emprise psychique de sa mère et de son père, la mère lui ayant répété toute son enfance qu’il ressemblait à son père et le père qu’il ressemblait à sa mère. Le sujet, ne pouvant dénouer la double injonction identificatoire qui le bloque, se vivra comme une lesbienne mâle, ce qui n’est pas la condition la plus facile à vivre.

Comment sortir de l’impasse qui peut aller jusqu’à menacer l’équilibre d’une existence et la santé mentale d’un sujet ? Car on ne se joue pas des injonctions paradoxales comme on peut se jouer de simples paradoxes intellectuels qui font un débat vivant ou une conversation brillante.

Echapper au double bind passe par un changement de niveau et d’échelle. Il faut passer au-dessus, à travers ou à côté des termes de la question ou de la prescription. C’est ce que permettent notamment l’humour et l’analogie. L’humour débloque toute situation de communication figée entre deux interlocuteurs parce qu’il invalide leurs positions respectives d’autorité, les amène à prendre du recul et à s’interroger sur le jeu de rôles et sa distribution conventionnelle que suppose tout échange. L’analogie délie les rapports entre deux termes en montrant ce qu’ils pourraient être dans un autre contexte ou dans un monde parallèle. Humour et analogie, opérant un déplacement, un décentrement dans le langage comme dans la pensée, sont ainsi deux ressources précieuses pour échapper au régime de l’injonction paradoxale auquel nos vies familiales et professionnelles sont de plus en plus fréquemment soumises. Il y a des boucles qu’il faut savoir boucler et d’autres, plus dangereuses, qu’il faut apprendre à déboucler. C’est un apprentissage plus long et plus pénible mais ô combien plus libérateur.

 

 

 

Une note de synthèse réalisée par Paul-Henri Moinet
Normalien, chroniqueur au Nouvel Economiste, directeur de la rédaction chez Sinocle, média indépendant sur la Chine, il a également été enseignant à Sciences-Po Paris et a occupé des fonctions de direction du planning stratégique au sein de grandes agences de pub telles que Publicis Groupe et Havas Media Group.